« Je
voulais pas la raconter, mais… bon ; puisque vous
insistez.
C'est
le siège du Club Alpin Français et donc aussi
celui du Spéléo-club de Paris qui, depuis
sa fondation, le 1er janvier 1936, constitue le "Groupe
spéléologique du Club alpin français
d'Île-de-France".
Dès
qu'on a emménagé, les spéléos
ont réquisitionné les sous-sols, comme ils
l'avaient fait auparavant (chinois) rue La Boétie
et comme ils le feront plus tard, rue Boissonade. Il faut
bien ranger le matos quelque part !
Dans
les étages supérieurs, se déploie une
vaste bibliothèque, consacrée à la
montagne et à la spéléo. Désireux
de pouvoir la consulter en toute liberté, j'ai employé
les grands moyens : J'ai épousé la bibliothécaire.
Mais, c'est une autre histoire ; tel n'est pas mon propos
de ce jour.
Dix
heures du mat, un beau jour de printemps, d'été,
d'hiver ou d'automne, après un épisode de
fortes pluies. Une odeur sournoise s'immisce dans les locaux.
Une odeur… sui generis. Une odeur sui generis, si
vous n'avez pas eu comme moi l'ineffable privilège
de vous taper sept ans de latin (assortis de cinq années
de grec ancien), c'est l'odeur de son espèce, celle
qui nous distingue de l'odeur des blaireaux, des renards,
des fouines et des ressortissants des espèces bovines
et porcines.
Bref
; ça pue la merde.
Tout
le monde se regarde en ronds de flanc. Zut ! Il - ou elle
- aurait bien pu se retenir. C'est pas si difficile que
ça de serrer les fesses !
Vient
à passer Jasmine - mon épouse - qui s'écrie
:
-
"Mais ! ça sent le carbure !"
Et
de se ruer dans le bureau du directeur, qui croit tout d'abord
à une agression sexuelle, mais qui, une fois détrompé
- mais déçu -, compose le "18".
Trois
minutes après, les pompelards déboulent. Ils
font évacuer l'immeuble, l'immeuble d'à côté
et l'immeuble de l'autre côté. Puis
ils barrent la circulation, sur l'avenue Laumière.
Dans
le siège déserté du Club alpin français,
ne restent plus - outre les soldats du feu - que le dirlo
(en tant que responsable) et Jasmine (en tant que sachante).
"Sachante", c'est un terme qui me vient des études
de droit, qui ont suivi ma peau d'âne du bac Philo
de 1967. Mais je ne vais pas tout vous traduire ; procurez-vous
un dictionnaire, ou un code civil.
On
a interdit de fumer, d'allumer les lumières et d'éteindre
celles qui le sont déjà. Les héros
sont prêts. Équipés de leur bouteille
d'oxygène à la robinetterie inférieure,
ils descendent deux par deux.
Auparavant,
ils inscrivent à la craie leur matricule sur un tableau
noir qu'on a disposé là. Ainsi, s'ils ne remontent
pas, on pourra faire dire une messe à leur mémoire,
à la Sainte-Barbe, patronne des pompiers. Mais ils
remontent ! Et - avec eux - les fûts de carbure.
Jasmine
parvient à me téléphoner : - Il faut
sauver le carbure !" Ma
bagnole est en panne, comme d'hab. Je bigophone AU pote
qui possède LE 4x4 susceptible d'avaler les fûts
pour les transporter en lieu sûr. Il fait la sourde
oreille, mais se laisse finalement convaincre, quand j'invoque
le prestige et l'avenir de la Spéléologie
Française. Il sera disponible le lendemain.
Mais,
le lendemain, plus de carbure ! Les pompiers l'ont emmené
au pas de tir (j'ignore toujours lequel) où il a
été détruit. Il y avait un Exocet,
rescapé de la guerre des Malouines, et un missile
terre-terre Milan, qui passaient par là… Ça
a dû faire un grand BOUM ! Deux
jours après, j'ai rendu visite au directeur du CAF,
à qui j'ai juré - sur la barbichette d'É.-A.
Martel) que c'était exceptionnel, qu'on ne stockait
jamais de produits dangereux dans les sous-sols du siège
et que cela ne se renouvellerait plus.
Puis,
j'y ai fait transférer le carbure de remplacement,
que j'avais reçu le matin même.
Mais, cette
fois-ci, il fut tout de même stocké dans deux
énormes bidons en PVC, munis de joints toriques.
Il
y est toujours. Toutefois, quand nous avons quitté
l'avenue Laumière, j'ai préféré
l'entreposer dans ma cave personnelle. Il
est donc, actuellement, sous mes fesses. Tiens ! ça
fait longtemps que je ne suis pas allé contrôler
le vieillissement de mes pétrus et de mes corton-charlemagne
- et il a pas mal plu, la semaine dernière. Bof
! il me reste - à tout péter (sans jeu de
mots) - 10 à 15 kilos, car j'en vends aux cataphiles
de passage.
J'ai
entendu dire, qu'à Briançon, ils veulent se
débarrasser d'un fût, devenu inutile. J'irai
peut-être le leur chercher (ma bagnole est réparée.
Si ; si.), sinon ils peuvent adopter le scénario
de l'avenue Laumière. Qui sait ? Les pompiers l'enfouiront
peut-être en quelque aven, ou le jetteront-ils dans
la Guisane. Cela pourrait être rigolo.
Les
fûts incriminés étaient des "Bellegarde"
de 70 kilos. Ils étaient grisâtres et s'ouvraient
"à la sauvage", avec pied de biche, burin
et marteau - et se refermaient très mal. L'usine
de Bellegarde n'a adopté - à ma connaissance
- les fûts bleus en acier inox, pourvus d'une ouverture-fermeture
par cerclo, qu'au cours de la dernière année
de production. Je
pense qu'ils auraient résisté à l'inondation
et l'incident "Laumière" n'aurait pas eu
lieu.
Mais
il n'y aurait pas, non plus, eu d'histoire.
Ça
m'a donné soif.
À
la bonne Vôtre !
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