En ramenant mon matériel, je me
disais que vraiment dans ce secteur on croisait de plus en plus de
monde. Évidemment ça faisait deux ou trois ans que je n'avais pas
eu l'occasion de sortir le premier jour de la saison. Se retenir de
se joindre à la meute grouillante des « affamés du premier jour »
c'est facile quand, de toute façon, on n'a pas le temps. Mais
cette fois le jour de l'ouverture tombait pendant mes congés, j'avais
donc décidé d'en profiter. Après tout, j'étais en manque d'air pur
et de nature au moins autant que tous les autres.
Je regagnais ma voiture garée non loin de là, au
bord du ruisseau. En fouillant ma veste à la recherche de la clef,
je tombai par hasard sur mon permis que j'avais glissé là plus par
habitude que par peur du gendarme ou du garde fédéral. Un tout nouveau
modèle cette année le permis ! Avec ta photo en 3D, l'hologramme
fiscal infalsifiable et la puce micro-ondes pour le lecteur du « galonné »
qui affiche dès que tu approches de lui tes coordonnées complètes :
nom, adresse, groupe sanguin, numéro fédéral et même les secteurs
qui te sont autorisés en fonction de la somme que tu as payée. On
n'arrête pas le progrès...
Alors que sur les contreforts du Causse de Blandas,
les derniers rayons du soleil résistent encore et que déjà la vallée
s'assombrit, de nombreux véhicules traversent en trombe le village.
En voilà d'autres qui comme moi vont regagner leurs pénates l'esprit
plus libre, débarrassés du stress pour quelques heures, jusqu'à dimanche
prochain.
En m'engageant sur la bretelle de l'autoroute dont les
six voies vont me mener directement chez moi, je repense à ce livre
que j'ai lu il y a quelques jours. Un historien sociologue racontait
ce temps où la pratique était totalement libre dans une nature presque
sauvage. Il y avait parait-il une pagaille indescriptible. Tout était
possible et pas une autorité ne veillait au respect de règles que
d'ailleurs personne n'avait songé à édifier. L'auteur analysait ensuite
l'évolution qui progressivement avait amené selon ses propres termes
à « une rationalisation organisée ».
Parfois, le jour de l'ouverture où, comme aujourd'hui,
j'avais croisé une centaine de personnes sur le parcours, j'en arrivais
à me demander si je n'aurais pas aimé vivre ces jours révolus; bien
qu'il me soit difficile de comprendre qu'à l'époque, on soit parvenu
à s'en sortir sans une puissante réglementation internationale.
Alors que la turbine ronronnait presque imperceptiblement,
enfoncé dans mon fauteuil douillet, mon imagination vagabondait et
la nostalgie m'entraînait tout doucement vers cette drôle d'époque.
Un sentiment étrange de remords m'envahit : je me laissais encore
emporter par cette satanée mélancolie passéiste coupable ! Celle
d'un temps où nos parents traînaient avec un matériel inadapté et
archaïque.
Comment envier aujourd'hui ce XXème siècle disparu alors
que, dans leur sac bien propre, ma tenue de protection normalisée
et mon casque intégral auraient dû me rappeler tout ce que le
progrès nous avait apporté : équipements permanents des cavités
supprimant ainsi le transports des agrès, réenconcrétionnements en
calcite de synthèse, fléchage luminescent des galeries, parkings gardés
au bord des sites, guides omnipotents et diplômés, location de grottes
privées, compétitions individuelles, classements et championnats internationaux...
Alors qu'est-ce qui pouvait bien m'attirer vers
ces histoires de braconniers dont on parle sous le manteau et qui,
au mépris de la loi, creusent encore en cachette à la recherche de
nouveaux avens ? La fascination morbide du risque, l'appel de
l'interdit et du vice ?
Tout au fond de moi, une petite voix aventureuse, que je m'efforçais
d'ignorer, me soufflait : « - Échappe-toi, échappe-toi... »
La Résurgence
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