C'est vers 1890
qu'Emile Rivière, premier président de la Société
Préhistorique Française, a proposé le nom de «Spéléologie»
pour désigner l'étude des cavernes ; mais si un tel terme est
passé dans le langage scientifique international c'est grâce à
la fondation par E-A. Martel en 1935 à Paris
de la première «Société de Spéléologie»,
ainsi qu'à la rédaction par le même auteur de nombreux ouvrages
où il l'a couramment employé.
Depuis, diverses
subdivisions ont été envisagées, notamment Spéléologie
physique ou Géospéléologie pour tout ce qui concerne les
rapports entre les cavernes, les roches, les minéraux, les eaux et d'une
façon générale tous les phénomènes physiques
ou chimiques que l'on observe dans les cavités naturelles souterraines
; la Spéléologie biologique ou Biospéléologie s'occupe
des faunes et flores vivant dans ce milieu particulier ; l'Anthropospéléologie
assure la liaison avec les sciences préhistoriques, historiques et ethnologiques
pour étudier les habitats humains dans les cavernes ; on commence à
parler de Paléontospéléologie dans les grottes renfermant
des ossements fossiles ; la Spéléologie appliquée connaît
de plus en plus de succès dans les travaux publics et la protection de
la nature ; enfin, on distingue encore le Spéléotourisme dans
les grottes «aménagées» et le Spéléisme
(équivalent de l'Alpinisme) de caractère sportif dans les grottes
«sauvages». Bien entendu, nous
envisagerons surtout ici la façon dont les géologues se sont intéressés
aux cavernes dans notre pays, sans trop tenir compte des catégories qui
viennent d'être mentionnées. I-
L'histoire ancienne de l'étude des cavernes. Il est de tradition
de rappeler que l'Hydrogéologie moderne a été fondée
dès 1580 par Bernard Palissy avec son «Discours admirable de la
nature des eaux et fontaines tant naturelles qu'artificielles» et qu'en
1674 Pierre Perrault écrivit un intéressant «Traité
de l'origine des fontaines» ; mais bien que ces deux auteurs aient visité
quelques grottes et y fassent allusion, leur apport à la connaissance
des eaux circulant dans les cavités souterraines reste fort limité. De la même
époque date également la description de la grotte d'Arcy-sur-Cure
(Yonne), faite en 1666 sur ordre de Colbert et figurant dans l'Encyclopédie
de Diderot et d'Alembert, tandis que les concrétions en étaient
pillées pour édifier des grottes artificielles avant de servir
de matériaux d'étude à Buffon et Haüy au Muséum
de Paris. On peut encore mentionner en 1685 le début de la discussion
qui se poursuivit longtemps à l'Académie des Sciences sur la genèse
et la conservation de la glace piégée dans le gouffre de la Grâce-Dieu,
à Chaux-les-Passavant (Doubs). Près d'un siècle plus tard
(1773), l'Académie publia un mémoire de Marcorelle intitulé
«Voyage souterrain», dans lequel sont décrites plusieurs
grottes pyrénéennes et languedociennes. Quelques autres écrits
historiques et anecdotiques pourraient être cités, mais il faut
bien avouer que les études ne sont guère scientifiques avant 1830
et surtout qu'aucun auteur ne cherche à comprendre chez nous ce qu'est
réellement une cavité souterraine naturelle, alors que les Autrichiens
commençaient déjà l'étude du Karst. Les choses changent
heureusement avec la publication par M. Parandier d'une «Notice sur les
causes de l'existence des cavernes» (Ac. Sc. et Arts de Besançon,
1833) bien qu'il y soit fait appel à des raisons assez curieuses : la
différence de dureté ou de mollesse des calcaires, l'action d'eaux
de corrosion plus denses et plus chaudes que de nos jours, des soulèvements
de terrain ayant produit des cassures, un brusque abaissement des eaux provoqué
par ces soulèvements. Peu après,
Virlet d'Aoust rédige «Des cavernes, de leur origine et de leur
mode de formation» (Observateur d'Avesnes, 1836) où il reconnaît
mieux la véritable importance des fissures du sol. Il faut cependant
attendre les éditions de 1845 et surtout de 1868 du «Nouveau dictionnaire
universel d'Histoire naturelle» de Charles d'Orbigny pour trouver à
l'article Grottes, signé par J. Desnoyers, un exposé où
sont judicieusement mentionnés le rôle initial des fractures, mais
aussi celui de l'eau pour leur élargissement et le creusement des galeries
souterraines. Une mention particulière
doit être faite pour «L'art de découvrir les sources»
par l'abbé Paramelle, qui connaît plusieurs éditions à
partir de 1856 ; l'auteur, curé à St-Céré (Lot),
fait dans les Causses une foule d'observations originales et émet notamment
la théorie du jalonnement des rivières souterraines par les dolines
d'effondrement, injustement critiquée plus tard. Un autre ouvrage remarquable,
datant de la même époque, est l’«Hydrographie souterraine»
(Ac. Sc. de Lyon, 1858) de J. Fournet qui, professeur de Géologie à
Lyon, décrit de nombreuses circulations dans les cavités du calcaire
depuis le Jura jusqu'au Bas Languedoc. On peut considérer
que les grands ouvrages de A. Daubrée, professeur à l'Ecole des
Mines de Paris, «Les eaux souterraines à l'époque actuelle»
et «Les eaux souterraines aux époques anciennes» (1887) précisent
toutes les connaissances du 19ème siècle, en mettant évidemment
l'accent sur les divers types de fissuration des roches puisque l'auteur était
le créateur de la terminologie les concernant. À côté
de l'Hydrogéologie karstique, la Paléontologie puis la Préhistoire
sont aussi très largement nées grâce à des explorations
du sous-sol. Marcel de Serres, premier professeur de Géologie en province,
nommé par Napoléon 1er à Montpellier, écrivant en
1835 l’«Essai sur les cavernes à ossements», a chez
nous contribué à fonder l'une et ébaucher l'autre au moins
autant que l'illustre Cuvier (qui s'était occupé de l'Ours des
cavernes dès 1796) ; cependant, il faut avouer que les idées qu'il
emprunte surtout à Parandier pour la genèse des cavités
demeurent discutables et fort obscures. Sans insister sur
le point de vue de la Préhistoire, il est permis de rappeler que c'est
à partir de 1860 qu'elle débute vraiment avec les fouilles de
E. Lartet dans la grotte d'Aurignac (Haute-Garonne), puis dans les célèbres
cavités du Périgord, ce qui permet une approche chronologique
des temps quaternaires. C'est d'ailleurs peu après (1869) que G. de Mortillet
développe et codifie pour la première fois la Préhistoire
dans son «Essai de classification des cavernes et des stations sous abri,
fondée sur les produits de l'industrie humaine», publié
dans les Comptes rendus de l'Académie des Sciences. II- La véritable
naissance de la Spéléologie. Ainsi qu'il a été
dit au début, c'est incontestablement à Edouard-Alfred Martel
(1859-1938) que l'on doit la véritable naissance de la Spéléologie
non seulement en France mais dans le monde entier. Les Russes le reconnaissent
comme «père» de leurs recherches souterraines car il a décrit
des cavernes de Transcaucasie ; les Américains ont officiellement rendu
hommage à sa mémoire le jour où, suivant ses directives,
ils ont réussi à trouver la liaison entre Mammoth-Cave et Flint-Ridge-Cave
dans le Kentucky, portant ainsi à près de 500km les galeries topographiées
dans un seul réseau karstique ; on a dénommé des grottes
en son honneur jusque dans le Karst type et des gouffres Martel un peu partout,
y compris pour l'un des deux plus gigantesques qui soient connus dans des quartzites
(au Venezuela) ; il y a des clubs Martel dans toute l'Europe, mais aussi jusqu'au
Japon et à Cuba. Je me permettrai d'ajouter que c'est certainement en
souvenir de lui que l'on m'a fait l'honneur de me choisir, en tant que Français,
comme premier président de l'Union Internationale de Spéléologie,
lors de sa fondation à Ljubljana (Slovénie) en 1965. Martel était
pourtant juriste de formation et n'avait dans ses débuts aucune compétence
scientifique. Mais il était plein de curiosité et d'enthousiasme,
très travailleur et sachant écrire en bon français. En
outre, il a cherché pendant longtemps les conseils de personnalités
éminentes, notamment parmi les géologues professionnels. Le premier fut, tout
naturellement, son beau-frère Louis de Launay (professeur à l'Ecole
des Mines et Directeur du Service de la Carte géologique) qui participe
aux recherches dans le gouffre de Padirac (Lot) et dans plusieurs grottes de
Belgique ; il permit aussi à Martel d'écrire dans les Annales
des Mines sur les «Applications géologiques de la Spéléologie»
(100 pages, 1896), puis dans le Bulletin de son Service sur la caverne de Trépail
(premier cas étudié en France dans la craie, 1902) et sur l'érosion
des grès de Fontainebleau (40 pages d'ailleurs plutôt regrettables,
1910) ; enfin il se chargea de relire le dernier chapitre du volume «Les
Causses Majeurs», publié en 1936 alors que Martel malade en était
empêché, mais il est permis de douter de son efficacité
quand on y voit que l'étage Aalénien a été défini
à Alès, par Thierry en 1923 ! Les premiers travaux
de Martel (entre 1888 et 1910) ont eu un retentissement considérable
auprès de la plupart des géologues puisqu'ils ont été
largement repris dans les traités de A. de Lapparent et de E. Haug, ce
dernier ayant d'ailleurs participé aux reconnaissances de Martel dans
les grands lapiaz alpins. On pourrait encore citer les collaborations de J.
Welsch pour l'hydrologie souterraine du Poitou, de E. van den Broeck pour les
cavernes de Belgique ; mais une mention toute particulière doit être
réservée à E. Fournier qui contribua aux prospections dans
le Quercy, les Pyrénées et la région de Marseille, avant
de se consacrer au Jura souterrain lorsqu'il devint professeur à la Faculté
des Sciences de Besançon ; c'est à lui que revient l'utile distinction
entre résurgences (toujours contaminées) et exsurgences (souvent
pures) pour les eaux issues des régions calcaires. Si Martel s'est fait
connaître à un large public par ses volumineux ouvrages comme «Les
Cévennes» (1890), «Les Abîmes» (1894), «La
spéléologie au XXème siècle» (1906), le «Nouveau
traité des Eaux souterraines» (1921), «La France ignorée»
(2 vol., 1928-1930) et par environ 900 notes dans d'innombrables revues, son
influence scientifique a été peut-être supérieure
par sa direction de la publication des bulletins et mémoires édités
sous le titre de Spelunca par la Société de Spéléologie,
grâce auxquels les explorateurs souterrains du monde entier ont commencé
à se connaître et à apprécier leurs travaux respectifs. Cependant, il convient
de reconnaître que Martel a toujours eu des idées très entières
et qu'il n'appréciait guère la discussion. S'il fut le champion
de l'utile conception «rivière souterraine» pour la circulation
des eaux karstiques, il nia abusivement l'existence de toute nappe, même
en réseau, dans les calcaires. Il a constamment répété
ce qui paraît aujourd'hui aberrant que les avens «doivent être
considérés comme de colossales marmites de géant creusées
de haut en bas par des eaux violemment engouffrées». D'une façon
générale, il fut trop farouchement partisan de l'importance de
«l'érosion torrentielle mécanique», y compris pour
la genèse des lapiaz et des roches ruiniformes, et du creusement de toutes
les grandes vallées par élargissement de failles, ou tout au moins
de diaclases. Ainsi se dressa-t-il
contre Stanislas Meunier qui déclarait ne pas voir de raison d'édifier
une science du nom de Spéléologie, sans instituer aussi une «Porologie»,
contre E. de Margerie qui pensait «avoir définitivement fait justice
des hypothèses surannées qui attribuaient la formation des vallées,
soit à des courants diluviens, soit à des fractures plus ou moins
béantes», contre M. Lugeon et W. Kilian qui approuvaient contrairement
à lui le projet de construction du barrage de Génissiat sur le
Rhône. Inutile de dire que ces divers géologues - et beaucoup d'autres
parmi ses confrères géographes ou naturalistes - n'ont pas apprécié
la virulence de Martel et se sont opposés à son élection
à l'Institut le jour où il estima que cet honneur lui était
dû. Il conserva une amertume profonde de cet échec, si l'on en
juge par les libelles qu'il écrivit en usant de pseudonymes et qu'il
distribua abondamment (je fus plutôt surpris d'en avoir été
l'un des bénéficiaires en 1933, alors que je n'avais pas 20 ans). Comme pour la plupart
des personnalités écrasantes, il est difficile de porter un jugement
de valeur sans nuances. Même s'il a souvent mal compris les publications
de ses contemporains, notamment américains et germaniques, et si ses
propres écrits présentent des accumulations de faits souvent en
grand désordre, il n'en demeure pas moins qu'il a fourni une foule d'observations
personnelles précises sur ce monde souterrain qu'on connaissait peu avant
lui, ainsi qu'une très abondante bibliographie toujours précieuse. De plus, il fut le
premier à attirer sérieusement l'attention sur les risques de
pollutions des eaux souterraines et, grâce à ses relations politiques,
à faire passer la loi du 15 Février 1902 (dite «loi Martel»),
qui demeura chez nous pendant longtemps la seule à imposer la protection
des captages de sources et de puits. Malheureusement, les français ont
trop longtemps respecté son autorité exclusive et il a fallu presque
un demi-siècle pour qu'ils découvrent les progrès réalisés
à l'étranger aussi bien en hydrogéologie qu'en minéralogie,
climatologie, physique et chimie dans les études sur le milieu karstique. À la même
époque et, dans une certaine mesure, avec l'inspiration de Martel, s'est
développé l'examen des restes fossiles conservés dans les
remplissages de ce qu'on appelle aujourd'hui des paléokarsts. Nous ne
devons pas oublier notamment que E. Fournier en 1900
et A. Thévenin en 1903 ont démontré pour la première
fois que les poches à phosphorite du Quercy étaient des cavernes
datées du début du Tertiaire par les riches faunes qu'étudiaient
les paléontologues et que les formations sidérolitiques piégées
en même temps n'avaient rien à voir avec des venues filoniennes
ou hydrothermales depuis la profondeur, ainsi que le croyaient beaucoup de géologues
(se souvenir que H. Douvillé décrivait encore des sables et argiles
granitiques «éruptifs» à la Société
géologique en 1936). C'est aussi un peu
sous l'influence de Martel, avec lequel il avait été sous terre,
que l'abbé Breuil, plus encore que d'autres
préhistoriens comme Cartailhac, Peyrony et le comte Bégouen, s'est
consacré à l'étude des grottes ornées du Paléolithique
et a été ainsi notre principal fondateur de l'Anthropospéléologie. Enfin, c'est également
après avoir accompagné Martel que A. Viré
écrivit en 1900 la première thèse de Doctorat sur la faune
souterraine de France (où est exposée la conception suivant laquelle
certains des animaux décrits sont des «fossiles vivants»
réfugiés dans les cavernes depuis le Tertiaire), et que J. Maheu
rédigea en 1906 une thèse de Doctorat sur la flore souterraine
de France. Avant le Roumain E. Racovitza (alors directeur des travaux du Laboratoire
Arago à Banyuls-sur-mer) et son disciple R. Jeannel, qui commencèrent
leurs publications en 1907, ils furent chez nous les véritables initiateurs
de la Biospéléologie. III-
La renaissance de la Spéléologie générale. On peut considérer
que la grande époque de la naissance de la Spéléologie
en France fut brutalement interrompue par la guerre de 1914-1918 qui empêcha
toute prospection souterraine, arrêta l'édition de la revue Spelunca
et dispersa la petite poignée des fidèles de Martel. Sans doute,
ce dernier, ainsi que E. Fournier à Besançon,
donna-t-il encore de gros ouvrages, mais qui constituaient plutôt la mise
au net de nombreux écrits antérieurs que de réelles nouveautés. C'est seulement en
1930 qu'une incontestable renaissance se produisit grâce à la fondation
à Montpellier du «Spéléo-Club de France», bientôt
transformé en «Société spéléologique
de France» pour montrer le désir de sérieux de ce groupement,
sous l'égide de Robert de Joly (1887-1968). De même que
Martel, R. de Joly, Ingénieur électricien, fut un autodidacte
en ce qui concerne les Sciences de la Terre ; mais lui aussi chercha dès
ses débuts d'explorateur souterrain à s'entourer des compétences
nécessaires. Embauché d'abord dans une usine de Marseille, il
en profita pour apprendre un peu de Géologie avec le professeur Répelin
et surtout avec l'assistant G. Denizot, qui conserva des rapports étroits
avec lui lorsqu'il devint titulaire de la chaire de Montpellier. Venu s'installer
dans le Gard, de Joly travailla souvent avec le directeur du Musée d'Histoire
naturelle de Nîmes, l'excellent géologue et préhistorien
P. Marcellin. A chacun de ses passages à Paris, où il hantait
le Laboratoire de Géographie physique et Géologie dynamique de
la vieille Sorbonne, les professeurs Lutaud et Bourcart lui réclamèrent
conférences et articles pour la revue de leur laboratoire. Je puis ajouter
que lorsque j'étais encore étudiant et modeste coéquipier
dans ses expéditions souterraines entre Pyrénées et Alpes,
Périgord et Provence, mais surtout dans les divers Causses, il n'hésitait
pas à me demander conseil et me chargeait le plus souvent de faire le
point sur les cartes topographiques et géologiques. Si R. de Joly n'a
personnellement apporté que peu de conceptions scientifiques nouvelles
en dehors d'observations sur les formes d'érosion et de corrosion en
cavernes et sur la genèse de certains types de concrétions, son
rôle dans le renouveau des prospections grâce à la création
d'un matériel perfectionné, à des circuits de conférences
dans toute la France et à la résurrection de la revue Spelunca
a été extrêmement considérable. C'est largement à
lui que l'on doit, après la nouvelle éclipse causée par
la guerre de 1939-1945, la présence de centaines de spéléologues
actifs prêts à la relève immédiate qui n'avait pu
se faire en 1918. Une partie de ceux-ci s'étaient d'ailleurs déjà
réunis à Mazamet en 1939, sous sa présidence, lors du premier
congrès national de Spéléologie, qui fit le point des connaissances
scientifiques de l'époque et clôtura en quelque sorte le courte
«période de Joly». Il convient cependant
de rappeler aussi que c'est sensiblement à la même époque
que les universitaires géographes instaurèrent chez nous les débuts
de la «Karstologie», avec les thèses de Doctorat de C. Chabot
sur les plateaux du Jura central (1927), de P. Marres sur les Grands Causses
(1936), puis de R. Clozier en 1940 sur les Causses du Quercy pour lesquels j'avais
déjà donné une petite étude hydrogéologique
et morphologique (1937). IV- La restauration
de la Spéléologie scientifique. En 1945 les explorateurs
étaient donc nombreux, mais des groupes concurrents, formés surtout
de «spéléistes», n'admettaient plus l'autorité
de la vieille Société spéléologique. Assez curieusement,
ce furent alors de véritables spéléologues de tendance
scientifique qui réussirent à restaurer l'esprit de collaboration
entre les individualistes les plus farouches en faisant approuver les directives
de Dr. René Jeannel (1879-1965), alors professeur
d'Entomologie au Muséum national d'Histoire naturelle de Paris. Jeannel était
mondialement apprécié comme Biospéléologue, mais
on doit aussi rappeler qu'il fut l'un des premiers à étudier méthodiquement
le climat des cavernes dans toute l'Europe et une grande partie de l'Afrique
(voir sa «Faune cavernicole de la France», 1926 et «Les fossiles
vivants des cavernes», 1943). En outre, sa compétence en Géologie
n'était pas négligeable : il organisa avec C. Arambourg la mission
de l'Omo (Ethiopie) dont on sait les résultats paléontologiques
fondamentaux et, avec des arguments biologiques, défendit fermement la
théorie de Wegener à une époque où elle était
rarement approuvée chez nous. Avec le concours
de son collègue du Muséum L. Fage, du physicien F.
Trombe et de moi-même, Jeannel fit créer au CNRS une Commission
de Spéléologie qui fonctionna de 1945 à 1977 en patronnant
notamment la revue à laquelle j'avais donné le nom d'Annales de
Spéléologie, mais avec le sous-titre de Spelunca, 3ème
série, pour souligner la continuité de l'oeuvre de Martel et de
Joly. En 1948, il mit sur pied le «Comité national de Spéléologie»
qui devint pour quinze ans sous sa présidence, puis le mienne, le véritable
organisme animateur et directeur de tous les groupes français. Surtout,
il obtint à la même date la création par le CNRS d'un «Laboratoire
souterrain» comprenant des aménagements dans la grotte de Moulis
(Ariège) et d'importants bâtiments extérieurs ; ce furent
évidemment les travaux sur la faune des cavernes qui eurent priorité,
mais il y eut aussi quelques postes de chercheurs et techniciens non biologistes
qui permirent le début des études physiques, chimiques, minéralogiques
et hydrologiques qui se poursuivent encore aujourd'hui avec succès. Enfin,
Jeannel provoqua la réalisation et assura la présidence du premier
Congrès international de Spéléologie (Paris, 1953) dont
je fus le secrétaire général ; avec les représentants
de 28 nations, une centaine de communications dans sept sections de travail,
deux grandes excursions dans le midi de la France, puis la publication de quatre
gros volumes, ce congrès représenta le début de la véritable
collaboration à l'échelle mondiale. Il est bon de rappeler
également qu'en 1945, sur la demande du professeur Jean Goguel, je fus
chargé d'organiser au BRGG (devenu plus tard BRGM) un Service de Spéléologie
destiné à répertorier toutes les cavités naturelles,
pertes et résurgences de notre pays. Environ 7 000 fiches et deux gros
inventaires départementaux furent réalisés dans ce Service
auquel se dévouèrent en particulier nos confrères J. Rouire,
puis H. Paloc, avant sa suppression pour raison financière en 1968. Une modification
non négligeable de l'état d'esprit des explorateurs souterrains,
passant de «spéléistes» à «spéléologues»,
fut aussi obtenue par les ouvrages de synthèse de F. Trombe (Traité
de Spéléologie, 1952) et de B. Gèze
(La Spéléologie scientifique, 1965). Des thèses de Doctorat
d'Etat commencèrent bientôt à paraître, comme celles
de Sciences de H. Roque (Actions mécaniques et sédimentologiques
dans la Spéléogenèse, 1966)*
rédigées à Moulis, ainsi que celles de Lettes, de J. Corbel
sur les karsts du NW de l'Europe (1957), où l'accent est mis sur le rôle
du climat, de G. Viers sur le Pays Basque français (1960) où l'influence
des glaciations est largement soulignée, de J. Nicod sur la Basse-Provence
calcaire (1967) où l'âge des phases de karstification est bien
dégagé. Des études
moins volumineuses, mais parfois fort importantes, sont également publiées
dans les Annales et dans les Actes des Congrès nationaux de Spéléologie
qui ont repris régulièrement à partir de 1959 et où
n'hésitent pas à venir d'excellents géologues, parmi lesquels
il convient de citer en particulier R. Ciry, professeur à Dijon (où
il organisa le 9ème Congrès en 1970). On doit encore rappeler
les résultats remarquables de P. Chevalier,
qui succéda à la présidence de la Sté spéléologique
à R. de Joly et qui inaugura en France l'expérimentation géochimique
en même temps qu'il renouvela les techniques d'exploration dans le réseau
du Trou du Glaz (Chartreuse) déjà en 1937, mais en poursuivant
son action pendant toute la période de «restauration». V-
L'évolution de la Spéléologie contemporaine. On peut considérer
que l'histoire contemporaine a débuté par la fusion du Comité
national (groupement de clubs) et de la Société spéléologique
(groupement de personnes) en une seule Fédération Française
de Spéléologie, décidée au Congrès de Millau
en 1963 ; mais il n'y a eu aucune véritable discontinuité et l'on
peut parler d'évolution sans révolution. Les premiers présidents
de la Fédération étaient encore des scientifiques (A. Cavaillé,
puis A. Bonnet, géologues ; R. Ginet, zoologiste) ; aujourd'hui par contre,
il faut bien avouer que la FFS, forte de près de 7 000 adhérents,
est beaucoup plus une association sportive qu'autre chose, malgré des
publications d'intérêt non négligeable et un incontestable
souci de restaurer les préoccupations savantes dans les congrès
nationaux ou internationaux (Spelunca, 4ème et 5ème série,
Bulletins et Mémoires). Il ne faut pas mésestimer
d'ailleurs l'apport des purs «spéléistes». En effet,
c'est bien à eux que l'on doit la révélation de l'importances
du domaine souterrain : il y a actuellement en France entre 20 000 et 30 000
cavités souterraines recensées et sérieusement topographiées.
À l'époque de Martel, on ne dépassait pas souvent 200 mètres
de profondeur verticale et les plus grandes grottes n'avaient pas un développement
supérieur à 5 000 mètres. Aujourd'hui, plusieurs gouffres
des Alpes et des Pyrénées ont permis de descendre à plus
de 1 000 mètres au-dessous de la surface, celui du Foillis (ou Jean-Bernard)
dans les Préalpes de Haute-Savoie donnant avec ses 1 535 m l'actuel record
mondial de profondeur à la France. Quant aux longueurs atteintes en additionnant
tous les puits et galeries d'un seul réseau spéléologique,
elles dépasseraient 70 km dans le massif d'Arbas (Haute-Garonne) et l'on
n'arrive presque plus à compter les cavités de 10 à 40
km tant on en a découvert dans l'ensemble des régions karstiques
qui représentent à peu près le tiers de notre territoire
métropolitain. C'est donc un véritable
monde, réellement sous-estimé il y a peu d'années encore,
qui se trouve maintenant ouvert à l'observation directe, avec même
ses prolongements en zone noyée grâce aux modernes équipements
de plongée (-234 m, record atteint dans la Fontaine de Vaucluse). Aussi
les études sérieuses ont-elles heureusement suivi ; elles se traduisent
notamment par un nombre de thèses de Doctorat tellement considérable
qu'il est seulement possible d'en mentionner arbitrairement quelques-unes. Pour les travaux
à caractères essentiellement régional, on peut relever
ceux de C. Mégnien sur l'Yonne (1964), de J. Bonhomme sur le Dévoluy
(1972), de B. Talour sur la Chartreuse (1976), de R. Maire sur Plate et le Haut-Giffre
(1976), de J-J. Delannoy sur le Vercors (1981), de C. Rousset sur le SE de la
France (1968), de R. Guérin sur le Bas-Vivarais (1973), de G. Fabre sur
le Nord du Gard (1972), de G. Drogue sur la région nord montpelliéraine
(1964), de H. Salvayre sur le Sud des Grands Causses (1969), de S. Puyoo sur
le massif d'Arbas en Haute-Garonne (1976), enfin de J. Rodet sur le karst normand
(1980). Des orientations
de recherches nouvelles correspondent par exemple à la thèse de
R. Thérond sur les barrages hydroélectriques en pays karstique
(1973), à celle de A. Girou sur la cinétique de la précipitation
des carbonates (1970), à la large révision du concrétionnement
en caverne de P. Cabrol (1978). Les études sédimentologiques des
remplissages sont détaillées par J. Miskovsky pour de nombreuses
grottes du Midi méditerranéen (1970) et par P. Sorriaux pour le
système Niaux-Lombrives-Sabart dans les Pyrénées ariégeoises
(1982). On doit aussi relever les débuts en France des essais de datations
isotopiques des concrétions, d'abord par J. Duplessy dans l'aven d'Orgnac,
Ardèche (1967), puis par divers auteurs pour la Caune de l'Arago à
Tautavel (Pyrénées-Orientales), à l'occasion d'un colloque
de Préhistoire organisé par H. de Lumley et J. Labeyrie (1981).
La liaison entre spéléologues, quaternaristes et préhistoriens
est d'ailleurs bien établie grâce aux personnalités qui
viennent d'être mentionnées, ainsi que grâce à celles
qui s'occupent de la surveillance et de la protection des grottes de Lascaux
et de Niaux. Au Laboratoire souterrain
de Moulis, on voit paraître les thèses de C. Andrieux sur la climatologie
souterraine (1970), de A. Mangin sur l'hydrodynamique des aquifères karstiques
(1975) et de M. Bakalowicz sur la géochimie des eaux karstiques (1979).
L'équipe constituée par ces trois chercheurs et par le biologiste
R. Rouch s'est en outre consacrée à l'aménagement du «bassin
expérimental» du Baget, grâce auquel pour la première
fois en France (et probablement dans le monde) on peut enregistrer tout ce qui
entre dans un réseau karstique et tout ce qui en sort, aussi bien du
point de vue biologique que physique. Les méthodes d'évaluation
des volumes des vides karstiques, des réserves d'eau profonde, ainsi
que des phénomènes de dissolution y ont gagné une précision
très remarquable. Plusieurs thèses de 3ème cycle ont exploité
des données recueillies et des stagiaires du monde entier, y compris
des Américains et des Chinois, sont déjà venus y achever
leur formation théorique et pratique. Indépendamment
de travaux cités, l'activité des géomorphologues s'est
manifestée surtout sous la direction de P. Birot à Paris et de
J. Nicod à Aix. Ce dernier, qui a rédigé un excellent petit
ouvrage sur «Pays et paysages du calcaire» (1972), a donné
un nouvel élan à la Commission des phénomènes karstiques
du Comité français de Géographie, créée en
1960 par P. Fénelon et l'a transformée en 1978 en Association
française de Karstologie. Des «Tables rondes» internationales,
des «Mémoires et Documents» subventionnés par le CNRS
(1968, 1975, 1982), enfin la nouvelle revue Karstologia, éditée
conjointement avec la Fédération française de Spéléologie
depuis 1983, soulignent les résultats acquis. Les recherches paléontologiques
dans les remplissages de cavernes ont également repris avec une ampleur
encore jamais atteinte. J'avais bien personnellement renouvelé la façon
de voir la genèse des anciens gisements de phosphorites du Quercy et
donné un essai statistique sur la faune qui peuplait les Causses à
l'Eocène et l'Oligocène (1938 et 1949), mais c'est maintenant
une vraie foule de maîtres et d'étudiants, des Universités
de Paris et de Montpellier principalement, qui travaille ces questions (voir
Palaeovertebrata, vol.6, 1974 et vol.8, 1978). Dans la même région,
jusque dans le réseau actif du puits de Padirac en 1983 et 1984, des
équipes lyonnaises font aussi de belles découvertes sur les faunes
quaternaires. Il convient enfin
de noter que les spéléologues français ne se bornent pas
à la prospection de notre patrie. Outre toute l'Afrique francophone,
ils explorent depuis bien des années de grands territoires en Espagne
et en Turquie, puis plus récemment au Mexique et au Guatemala, en Indonésie
et en Papouasie, sans parler de recherches plus sommaires un peu partout dans
le monde. D'importantes publications de géomorphologie, d'hydrologie,
de préhistoire et de biologie en ont le plus souvent résulté
ou se poursuivent actuellement. Les géologues
contribuent à ce renouveau de la Spéléologie scientifique
en particulier lors de réunions consacrées surtout à l'hydrogéologie.
On peut citer celles qui se sont tenues depuis 1971 alternativement à
Besançon et en Suisse à Neuchâtel sous la direction des
professeurs M. Dreyfus, puis P. Chauve et A. Burger. De même, l'Association
des géologues du Sud-ouest a dirigé à Tarbes en 1978 un
colloque sur le Karst, son originalité physique et son importance économique.
D'autres ont eu lieu à Grenoble et Paris en 1975, à Liège
en 1979 et 1984, etc. Cependant, il faut
avouer que le rôle des géologues reste regrettablement mineur à
côté de celui des géographes et des biologistes et que,
dans bon nombre de Laboratoires universitaires, aussi bien qu'au CNRS, les spéléologues
sont encore considérés comme d'aimables fantaisistes. La présentation
journalistique des exploits sportifs et la recherche du «vedettariat»
par certains explorateurs sont évidemment fort regrettables, mais on
ne devrait pas oublier pour cela les résultats déjà acquis,
ainsi que le sérieux et l'utilité des travaux en cours. *La
thèse de H. Roques s'intitulait « Contribution à l'étude
statique et cinétique des systèmes gaz carbonique-eau-carbonate
», a été soutenue en 1964 à l'Université de
Toulouse. Elle a été publiée dans les Annales de spéléologie,
tout comme celle de Philippe Renault qui en 1966 s'intitulait bien
« Actions mécaniques et sédimentologiques dans la Spéléogenèse
». NDLR
« Origines et évolution de la Géospéléologie française »
COMITÉ FRANÇAIS d'HISTOIRE de la GÉOLOGIE, séance du 22 mai 1985
:
extrait des TRAVAUX DU COFRHIGEO, deuxième série, T3, 1985
(source
> http://www.annales.org)