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Quelques éléments de Biospéologie

CHRONIQUE DE « Doc Carbur » N° 12


SOMMAIRE


1) Historique

1.1) Les précurseurs et les autres

Etourderie Etourderie... La spéléologie biologique est l'étude du monde vivant à l'intérieur des cavités terrestres (ou hypogé). Cette discipline scientifique, branche de la zoologie liée à la spéléologie, porta tout d'abord le nom de biospéléologie (Armand VIRÉ 1895), puis fut rebaptisée biospéologie (Armand VIRÉ 1904, Émile Georges RACOVITZA 1907) : c'est ce vocable qui sera finalement retenu.

La première attestation d'une observation par l'homme d'animaux cavernicoles date du Magdalénien moyen (environ 15000 ans) : le Comte BÉGOUEN a en effet découvert dans la grotte des Trois-Frères en Ariège, un os de bison gravé sur lequel on peut reconnaître un Troglophilus (espèce de sauterelle troglobie). Historiquement, le premier être vivant cavernicole qui fit l'objet d'une description écrite fut le protée, un vertébré (batracien urodèle) proche parent des salamandres. Découvert dans une grotte de Yougoslavie, dans la région de la Carniole par le baron Johan WEICHARD VON VALSAVOR, il sera cité dans une publication éditée en 1689 à Laibach (Lubjana). Ensuite des cavernicoles terrestres seront découverts et étudiés dans la caverne de Postumia (Adelsberg) comme les Leptodirus en 1831 par Franz VON HOHENWART. Les premiers cavernicoles découverts en France le furent en 1857 dans les Pyrénées Ariégeoises par Ch. LESPES. Plus tard, grâce à Édouard Alfred MARTEL et à ses nombreuses explorations, la vocation de biospéologue vint à son compagnon Armand VIRÉ qui installa même le premier laboratoire souterrain dédié à la biospéologie dans les catacombes sous le Jardin des Plantes à Paris (1896 / 1910)

D'autres grands noms ont marqué depuis cette discipline (par ordre alphabétique) :

Pierre Alfred CHAPPUIS
Claude DELAMARE-DEBOUTEVILLE
Carl EIGENMANN
Louis FAGE
René JEANNEL
Curt KOSSWIG
Albert VANDEL

Quand on sait que le célèbre Théodore MONOD lui-même, étudia les animaux cavernicoles et publia des articles à leur sujet (Thermosbanea mirabilis, 1927, in Faune des colonies françaises), on comprendra aisément que la bibliographie citée en fin d'article ne soit qu'une infinitésimale parcelle de ce qui a été publié à ce jour dans le domaine.

1.2) Premier essai de classification des cavernicoles

La première tentative de classification des animaux hypogés (vivant sous terre) a été publiée en 1849 par J. C. SCHIÖDTE dans un ouvrage intitulé Specimen Faunae Subterraneae. Cette première tentative de classification était basée sur la zone occupée par les animaux dans les cavernes : ombre, obscurité totale ou partielle, concrétions. Une modification sensible sera apportée par J. R. SCHINER en 1854 dans un article sur les grottes d'Adelsberg. Il introduira la dénomination de troglobie pour les animaux vivant exclusivement dans les grottes, il appellera troglophiles ceux qui n'y sont pas totalement liés et enfin hôtes occasionnels tous les autres.

Depuis on a conservé les termes donnés par RACOVITZA en 1907 : troglobies, troglophiles et trogloxènes (pour des détails se reporter au 2.2 ou au 2.3). Il est important de noter que cette classification n'a rien de systématique ni de phylogénétique : elle regroupe dans chacune des trois catégories des ensembles très divers d'animaux. Ce tri, basé uniquement sur des considérations écologiques, est pourtant suffisamment pratique pour qu'on l'utilise toujours.

2) A part des spéléos, qu'y a-t-il de vivant sous terre ?

2.1) Le monde souterrain : lieu de vie.

On ne peut pas donner de description générale et universelle des caractères particuliers à la vie souterraine, car les grottes et leur climat sont bien différents suivant les latitudes ou l'altitude à laquelle elles s'ouvrent. Ces différences sont d'autant plus sensibles qu'on est proche de l'entrée ou de la surface. Pourtant au fur et à mesure que l'on s'enfonce sous terre et dans les régions tempérées du globe on retrouve des caractéristiques communes.

Météo spéléologique OBSCURITÉ : seul point commun à toutes les grottes du globe, passé quelques dizaines de mètres de l'entrée (distance variable suivant la topographie de la cavité) l'absence de lumière y est totale. Rien à voir (c'est le cas de le dire) avec une nuit sans lune. Tout spéléo en a fait un jour l'expérience, amusante si elle est volontaire ou désagréable en cas d'incident imprévu, et peut en témoigner. Lorsque la lumière s'éteint, tout ce que vous apercevez est issu de votre imagination ou a pris naissance directement sur votre nerf optique sans passer par la case départ, c'est à dire la rétine ! Noir c'est noir...

HYGROMÉTRIE : le degré d'humidité des cavités est généralement très important dans la zone tempérée et de toute façon plus élevé qu'à l'extérieur. Il existe bien entendu des grottes plutôt sèches, et le degré d'humidité varie suivant la saison, les zones, la profondeur, la circulation de l'air, la météorologie, la présence de cours d'eaux hypogés etc. Dans les cavités de nos régions, le taux d'humidité de l'air est souvent supérieur à 90 % et peut parfois frôler les 100 %, ce qui permet à certains animaux aquatiques de sortir de l'eau pour changer de place par la voie terrestre (Niphargus). On peut rencontrer également des animaux terrestres comme l'isopode Scotoniscus macromelos qui peut rester noyé pendant plusieurs jours sans décéder pour autant ! En réalité, de très nombreux cavernicoles troglobies sont amphibies.

TEMPÉRATURE : elle diffère notablement de celle enregistrée à l'extérieur. Disons-le une bonne fois, dans le monde il y a des grottes où il gèle et d'autres où il fait plus de 20 °C. Pour autant, les écarts de température sont toujours plus faibles qu'à l'extérieur et le climat y est plus clément. S'il fait 0 °C dans un aven Alpin d'altitude, il peut y avoir 10 à 20 degrés de moins au même moment à l'extérieur, si au Nouveau-Mexique on relève plus de 20°C dans une galerie de Lechuguilla, le mercure peut monter à 50 °C à l'ombre des cactus extérieurs. Dans les régions tempérées d'Europe, la température des cavités d'altitude moyenne tourne autour de 12 ou 13 °C, la variation de température y est faible, voire négligeable. On peut résumer tout cela ainsi : sous terre la température est beaucoup plus stable qu'à l'extérieur et les écarts saisonniers ou quotidiens nettement réduits au-delà d'une certaine profondeur ou distance de l'entrée. C'est un phénomène bien connu des spéléologues languedociens, en été on est bien sous terre car il y fait frais et en hiver on y est tout aussi bien car il y fait doux : deux bonnes raisons pour pratiquer la spéléo toute l'année !

Par contre, les conditions de vie actuelles peuvent être bien différentes de ce qu'elles furent par le passé. Il ne faut pas oublier que si des cavités qui semblent aujourd'hui favorables au développemnt des animaux cavernicoles en sont totalement dépourvues, l'origine de ce phénomène remonte parfois bien loin. Les grottes ne sont pas peuplées au-delà d'une certaine latitude qui correspond sensiblement à l'extension des glaciers au cours des deux dernières glaciations de notre ère (Mindel et Würm). Les glaces venant du Nord ont détruit leur peuplement sur l'ensemble du globe. Pour d'autres raisons, évolutives celles-là, il n'existe pas d'animaux cavernicoles troglobies dans les cavités des régions tropicales africaines ou asiatiques où on ne rencontre quasiment que des troglophiles.

Pour terminer, ajoutons que si aucune plante verte ne peut pousser loin de l'entrée des cavernes (par conséquent aucun herbivore n'y vit), la nourriture pour les cavernicoles ne manque pas. Tout d'abord la densité de population n'est pas énorme (mis à part dans les tas de guano où ça grouille vraiment), ensuite l'eau y entraîne suffisamment de matière organique pour repaître les troglobies. Je ne vous parle même pas des myriades de bactéries contenues dans l'argile ! Inutile donc de laisser traîner vos casse-croûtes à peine entamés pour nourrir les aphaenops. N'oubliez jamais que les animaux cavernicoles se nourrissent sous terre sans vous depuis des lustres avec ce qui leur vient naturellement de l'extérieur et, qu'à défaut d'autre chose, ils peuvent faire ceinture (certains troglobies ont des facultés particulières pour ça) ou se dévorer entre eux puisqu'ils sont souvent carnivores ! Par conséquent, moins nous influerons sur leur régime alimentaire, mieux cela vaudra pour eux...

2.2) De l'ordre s'il vous plaît !

Vanitas, vanitas... Vanitas, vanitas... Dès qu'il fut constaté que le monde souterrain était peuplé, faire un tri parmi tous ces êtres vivants était devenu indispensable.
Plusieurs possibilités s'offrent à celui qui s'attaque à cette tâche :

* classer en fonction de caractéristiques anatomiques, c'est ce que font les systématiciens et qui permet d'associer telle ou telle espèce à un ordre et une famille donnée,

* classer en fonction des lieux de vie préférés des cavernicoles : l'eau, le guano, l'argile, le concrétionnement... Des essais en ce sens eurent lieu mais le résultat n'est pas convainquant : les animaux adultes peuvent, par exemple, vivre dans une zone de la caverne totalement différente du stade larvaire de la même espèce. Pourtant il reste intéressant d'étudier les différents écosystèmes souterrains : zone d'entrée -faiblement éclairée- des cavités, les tas de guanos grouillants de vie, les mélanges de pierre, d'argile et les parois stalagmitiques, l'eau souterraine libre et enfin le milieu interstitiel noyé de la nappe phréatique. Dans chacune de ces parties on retrouvera préférentiellement tels ou tels types d'animaux, comme par exemple dans la zone d'entrée dont le biotope a été étudié en détails et auquel a été donnée le nom d'association pariétale par R. JEANNEL.

* classer en fonction de la faculté à vivre exclusivement ou non dans le monde hypogé.

Cette dernière méthode s'est affinée au fil des ans pour être actuellement reconnue comme la plus pratique en biospéologie. Comme nous le disions ci-dessus au 1.2), trois catégories de cavernicoles sont définies par l'étroitesse de leur lien au monde souterrain profond : trogloxènes, troglophiles et troglobies. Les spéléologues, à l'instar des chiens de chasse ou des crapauds tombés par inadvertance dans des avens, ne font partie d'aucune de ces catégories. Nous ne sommes que des visiteurs accidentels ou volontaires du monde souterrain, pas des cavernicoles !

2.3) Les trois catégories de cavernicoles.

2.3.1) les TROGLOXENES

Ce sont des animaux qui utilisent, quand cela est possible, le monde souterrain au cours d'une partie de leur existence pour des raisons particulières à chaque espèce. Les caractéristiques physiques des cavités leurs sont temporairement favorables, par exemple, pour hiberner (ours et chauve-souris), pour estiver (batraciens des pays chauds) ou tout simplement pour s'abriter (serpents, rongeurs). Ces animaux peuvent trouver ailleurs des conditions semblables (semi-obscurité, température stable...) et utiliser d'autres lieux en l'absence de cavités. De plus ces animaux n'effectuent pas leur cycle complet de reproduction sous terre : même les espèces de chauves-souris qui utilisent les grottes comme nursery s'accouplent à l'extérieur à une autre période de l'année.

2.3.2) les TROGLOPHILES

Ces animaux, bien que très peu différents morphologiquement des formes épigées, sont particulièrement bien adaptés à la vie souterraine. Au cours de l'histoire de leur lignée sont apparus, suite à la variabilité génétique, des caractères qui les ont rendus plus aptes que d'autres à la vie dans les conditions spécifiques du monde souterrain. C'est ce qu'on appelle la préadaptation.

Préadaptation qu'ès aco ?!

Laissons, pour quelques lignes, les références sérieuses et voyons comment Doc Carbur pourrait nous éclaircir ce concept...

Imaginez que votre club manque de membres et que vous ayez décidé de convertir à la spéléo deux de vos amis. Le premier, Édouard, est retraité de la marine marchande, passionné de modélisme, Breton, grand, corpulent, myope, claustrophobe et sujet au vertige. Le second, Alfred, de taille moyenne, svelte, nyctalope, est originaire de l'Ariège, il collectionne les minéraux et a exercé un temps la profession de grutier.

A votre avis, avec lequel de vos deux potes, Édouard ou Alfred, avez-vous le plus de chance de réussir ? La préadaptation c'est un peu ça...

Dans la population animale, un espèce possède des centaines de gènes qui codent des milliers de protéines et le tout s'exprime sous forme d'une quantité encore plus grande de caractères physiques, physiologiques ou comportementaux distincts. La variation de certains de ces gènes n'a pas forcément d'intérêt adaptatif particulier pour la vie épigée : on dit qu'elle est neutre. Mais parmi ce patrimoine génétique neutre, certains gènes peuvent apporter un avantage adaptatif pour le milieu hypogé : il se révélera comme une prédisposition quand, par hasard, l'espèce animale qui porte ce caractère sera emportée sous terre et réussira mieux qu'une autre à s'y adapter.

Rions un peu : pour un animal, une vue faible n'est pas une grande gène puisqu'on n'y voit rien sous terre, alors qu'à l'extérieur, il lui sera plus difficile de lutter contre ceux qui ont une bonne vue. Pour vos deux amis, Édouard et Alfred, c'est plutôt le contraire : celui qui est myope aura peur de s'égarer ou de chuter, alors que celui qui est nyctalope pensera qu'en cas de faiblesse de son éclairage frontal il pourra toujours retrouver son chemin.

Décidément, les voies de le troglogenèse sont impénétrables !

Certains animaux utilisent ces prédispositions pour exploiter le monde hypogé en leur faveur, ils peuvent alors voir leur comportement différer sensiblement de celui des membres épigés de la même espèce : les escargots Oxychilus épigés hibernent alors que l'Oxychilus cavernicole troglophile a une activité constante tout au long de l'année. Plus fort encore, si on analyse les sucs digestifs d'une espèce d'Oxychilus épigé on s'aperçoit qu'ils contiennent dix fois plus d'enzyme capable de digérer les carapaces des insectes que ceux des autres escargots, et pourtant Oxychilus épigé est détrititivore (animaux morts, feuilles mortes) ! Et bien, devinez quoi, sous terre l'espèce troglophile d'Oxychilus est carnivore : il mange les déchets de carcasses d'insectes et chasse même des papillons ! Bel exemple de préadaptation : sans cette spécificité physiologique préalable, jamais Oxychilus n'aurait pu donner une lignée d'animaux cavernicoles viables.

Pour autant, et même si leur cycle de vie se déroule entièrement dans les cavités, la morphologie des troglophiles n'a pas ou très peu évolué : peut-être ne sont-ils pas hypogés depuis un nombre de générations suffisamment élevé, car comme le souligne le paléontologue S. J. GOULD : les organismes ne sont pas une pâte à modeler que l'environnement façonne à son gré, ni des boules de billard sur le tapis vert de la sélection naturelle. La morphologie de ces organismes et le comportement qu'ils ont hérité du passé exerce une contrainte et freine leur évolution : il leur est impossible d'acquérir rapidement de nouvelles caractéristiques optimales chaque fois que leur environnement se modifie.. Seules les bactéries, encore mal connues, semblent peut-être faire exception à cette règle et avoir un pouvoir adaptatif au-dessus de la moyenne des autres êtres vivants mais, malgré une présence bactérienne importante dans les argiles des grottes, ceci est une autre histoire...

2.3.3) les TROGLOBIES

La confiance règne ! Ce sont les véritables cavernicoles qui ont surpris les premiers observateurs par leur aspect physique, différent de celui des animaux épigés. Bien que lointainement issus d'animaux de surface, ils s'en sont depuis tellement éloigné physiologiquement et morphologiquement qu'ils ne peuvent plus survivre bien longtemps à l'extérieur. Leur développement dépend totalement des grottes, avens, nappes phréatiques qu'ils peuplent et auxquels on dit qu'ils sont inféodés. Pour toutes ces raisons, ils forment de nouvelles espèces à part entière, cousines éloignées de celles qui vivent à l'extérieur.

Il n'existe donc pas d'herbivores troglobies puisqu'il n'y a pas de végétation chlorophyllienne dans l'obscurité totale, pas d'oiseaux ni de mammifères (le guacharo et les chauves-souris sont des trogloxènes), quelques rares vertébrés (poissons, batraciens) et une foule immense d'invertébrés (insectes, crustacés, mollusques, vers, unicellulaires).

Qu'ont-ils donc de si particulier ces troglobies ? C'est ce que nous allons essayer de voir dans la partie 2.4).


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